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Nouvelle Calédonie. Le bagne oublié

Musée Balaguier

Cette exposition virtuelle est une réalisation de Criminocorpus en partenariat avec la ville de La Seyne-sur-Mer. Elle reprend en partie celle qui est présentée au Musée Balaguier de La Seyne-sur-Mer du 24 novembre 2012 au 15 septembre 2013.

Les images sont issues des fonds du Musée Balaguier, des Archives nationales d’outre-mer, des Archives territoriales de la Nouvelle-Calédonie et de collections privées. Les photographies originales sont de Marinette Delanné.

L’exposition Nouvelle-Calédonie. Le bagne oublié  propose de revenir sur un pan de l’histoire pénale pour partie oubliée (refoulée ?) des îles calédoniennes. Elle s’appuie sur une sélection de vues contemporaines réalisées par Marinette Delanné et des images d’archives anciennes, souvent inédites, des lieux du bagne de Nouvelle-Calédonie. Les commentaires ont été rédigés par Julien Gomez-Estienne et Franck Sénateur.

Cette exposition s'inscrit en complément du catalogue Nouvelle-Calédonie. Le bagne oublié, publié aux Éditions de l'Amandier (2012). Elle ne s'y substitue pas et nous renvoyons les lecteurs intéressés à cette publication pour une information complète.

Commissariat de l’exposition :  Julien Gomez-Estienne, responsable du Musée Balaguier.

Assemblage et mise en ligne : Marc Renneville. Cette publication a été réalisée dans le cadre du programme de recherche sciencepeine (n°ANR-09-SSOC-029).
 

Au cœur de la Mélanésie émerge de l'immensité bleue de l'Océan, une terre montagneuse qui fait figure de paradis, la Nouvelle-Calédonie. Ce sont pourtant, 22 000 transportés, plus de 4 000 déportés politiques et près de 4 000 relégués qui y furent envoyés entre 1864 à 1931, faisant de cet archipel une terre d'exil et de punition. Au regard de la Guyane, la Nouvelle-Calédonie est un bagne oublié, oublié parce que tellement loin et tellement objet de honte. Pourtant, contrairement à la Guyane, la Nouvelle-Calédonie connut, dans une certaine mesure, une colonisation pénale réussie. À la fermeture du bagne, la moitié de la population blanche était d'origine pénale. De ces bagnards, des enfants naîtraient. Il fallait leur cacher tout ce qui rappelait la honte. Il fallait oublier... Les hommes et la nature se chargèrent de dissimuler, d'enfouir, de faire disparaître. Ce n'est que récemment, presque un siècle après l'arrivée du dernier convoi de condamnés, que l'actuelle génération calédonienne a affirmé un « devoir de mémoire » auquel ce travail photographique espère contribuer. Julien Gomez-Estienne et Franck Sénateur

Carte de la Nouvelle-Calédonie avec ses dépendances et l'île de Nou. Source : ANOM (FRANOM 1PL187)
Des expéditions à la colonisation de l'archipel.

C'est le Britannique James Cook qui découvre la grande île lors de son deuxième voyage dans le Pacifique Sud en 1774. La majesté des paysages montagneux et la verdure qui foisonne lui rappellent aussitôt son Écosse natale, baptisée Caledonia par les Romains. L'île trouve alors son nom : New Caledonia. Puis vient le temps des Français. Le chevalier d'Entrecasteaux tout d'abord. A la recherche de l'expédition Lapérouse, il aborde l'île des Pins en juin 1792. Il est suivi quelque 25 ans plus tard par Dumont d'Urville qui entreprend là une grande campagne de relevés cartographiques. Entre temps, les baleiniers américains ont pris l'habitude de fréquenter ces eaux riches en mammifères marins. En 1843, le Bucéphale débarque à Balade des missionnaires catholiques, les pères maristes. Au contact direct avec les Kanak, les religieux français entreprennent un important travail de traduction des dialectes, tissant le premier lien entre la France et l'archipel mélanésien. A partir de 1844 les marins français se succèdent et c'est finalement le 24 septembre 1853 que le contre-amiral Fébvrier-Despointes prend possession du territoire sur ordre de Napoléon III. La Nouvelle-Calédonie est désormais française, mais pour connaître un dessein bien particulier : le bagne.

Émile Giffault. De Toulon à Nouméa, carte rehaussée au crayon, Musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer.
Le bagne de « La Nouvelle », les débuts de la transportation

Dès 1855 l'administration coloniale encourage la venue de colons en cédant des terres en concessions agricoles (au détriment des populations locales) mais cela ne paraît pas suffisant. En effet, les 20 000 km qui séparent Port-de-France, la nouvelle capitale, de la métropole et la perspective de partager ces terres avec des cannibales sont loin d'être incitatifs… Dans le même temps en Guyane, la situation sanitaire est effroyable. La toute jeune colonie pénitentiaire subit des épidémies de fièvre jaune et de paludisme à répétition, décimant sa population pénale, mais aussi le personnel administratif et de surveillance. Aussi, des études sont entreprises pour évaluer la possibilité de créer un bagne en Nouvelle-Calédonie. Elles mettent en parallèle la salubrité du climat et la fertilité d'un sol propre à recevoir des cultures européennes. D'autre part, la proximité de l'Australie (bel exemple de réussite grâce à l'apport de main d’œuvre pénale) permet de croire que le même succès est possible.

Allan Hugues, Mine, Musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer

Le 2 septembre 1863, l'Empereur signe au palais de Saint-Cloud le décret ouvrant le territoire de la Nouvelle-Calédonie à l'exécution de la peine des travaux forcés. Le premier convoi, composé de 250 condamnés, part de Toulon le 2 janvier 1864 sur l'Iphégénie, pour arriver en rade de Port-de-France le 9 mai. Quatre mois sont nécessaires pour effectuer le voyage ! Les premiers arrivants sont reçus par le Gouverneur Guillain : « Ouvriers de la Transportation, vous êtes envoyés en Nouvelle-Calédonie pour participer aux travaux importants à exécuter dans la colonie, je vous attendais impatiemment. Votre conduite ici peut faire oublier les funestes égarements ... ». Devant ce bel enthousiasme, accueillis quasiment comme des colons libres, les forçats croient eux aussi au miracle. Dirigés vers l'île Nou, ils sont immédiatement mis au travail pour construire les infrastructures du bagne en devenir. Le deuxième convoi aussitôt décidé part de France le 6 janvier 1866 avec 200 nouveaux condamnés.

É. Giffault. Île Gorée, mine de plomb, Musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer
Le voyage

D'abord effectué sur des grands voiliers de commerce, le voyage s'effectue ensuite sur des navires mixtes, à vapeur. Les quelques 12 000 milles marins nécessitent entre 4 et 5 mois de navigation sur la moitié des mers du globe. Partis d'un port français (Toulon, mais aussi Brest, Rochefort ou l'île d'Aix), les navires descendent l'Atlantique Sud, avec une première escale à Dakar ou Gorée. Ensuite deux possibilités : la traversée vers Santa-Catarina pour y faire des provisions de vivres et trouver des vents favorables jusqu'au cap de Bonne-Espérance, ou la route directe vers le Cap et l'océan Indien, qui sera utilisée lorsque des épidémies de fièvre jaune séviront au Brésil. A une vitesse moyenne de 6 nœuds (10km/h), il faut compter entre 105 et 147 jours de mer pour couvrir la distance. Les conditions de vie à bord sont dures, sans être inhumaines : sous les ordres du commandant, les condamnés sont soumis au régime disciplinaire de la marine. Leur nourriture est la même que celle des matelots, mais il sont enfermés dans de grandes cages à l'entrepont, ne bénéficiant que d'une promenade par jour. Invariablement, la partie la plus dure du voyage est la navigation dans les mers australes où les condamnés, mal équipés, souffrent généralement du froid. Le premier convoi met 123 jours pour relier Toulon à Nouméa. Avec les navires à vapeur et le passage par le canal de Suez, les derniers voyages sont beaucoup plus courts : 58 jours pour le 75e et ultime convoi, parti de Saint-Martin-de-Ré en décembre 1897.

Léon Devambez, Le camp Brun, Archives nationales d'outre-mer (FRANOM 16 8FI 052 V035N028)
Organisation de la transportation

En 1867, la situation sanitaire en Guyane est toujours aussi catastrophique. Il est donc décidé que seuls les condamnés coloniaux continueront à être envoyés vers le Maroni. Conséquence de cette restriction pour la Nouvelle-Calédonie : les effectifs explosent. Dans le même temps, il faut trouver du personnel pour surveiller ces forçats du bout du monde. Désormais, plus besoin d'être ancien sous-officier de la coloniale ou de la marine, il suffit seulement d'être âgé de 25 à 40 ans, de savoir lire et écrire et de justifier d'une bonne conduite. De nouveaux lieux sont affectés à l'accueil des condamnés : l’îlot Brun, Ducos, Bourail, où un « couvent » (en fait un pénitencier tenu par les sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny) est installés pour recevoir les femmes destinées à devenir les épouses des futurs colons. Les concessions rurales (agricoles) et urbaines (artisans) se multiplient. Le travail forcé se retrouve sur tous les centres mais également sur les mines, au camp forestier de Prony, à la conserverie de Ouaco ou à la ferme de Koé.

Charles Nething, Le camp de Montravel, Collection particulière.

Entre 1864 et 1872, ce sont environ 4 000 condamnés aux travaux forcés qui sont acheminés. Ces derniers sont divisés en 4 classes : La 4e est la plus dure, elle est dite « de correction ». Y sont incorporés les nouveaux arrivants aux dossiers impressionnants, les punis, les évadés, qui peuvent même être enchaînés. La 3e classe sert de transition pour les fortes têtes en cours d'amendement. A eux aussi les travaux les plus durs. La 2nde comprend les transportés qui n'ont pas fait l'objet de punitions depuis plus d'un an. Ils reçoivent un pécule pour leur salaire et travaillent le plus souvent dans les champs ou aux constructions légères. La 1re classe enfin reçoit les condamnés les plus « méritants », en qui l'administration a toute confiance et qui travaillent dans des familles ou comme ouvrier d'art. De 1866 à 1877, les « chapeaux de paille » (surnom des forçats) participent largement à l'urbanisation de la ville de Nouméa (construction de quais, arasement de la butte Conneau en 1876, percement de voies...). Un certain nombre d'édifices, encore visibles aujourd’hui, sont l’œuvre des bagnards: le kiosque à musique, la cathédrale Saint-Joseph et le temple protestant. Dans les années 1880, ils sont utilisés au développement du réseau routier et ferroviaire de l’île. L'administration pénitentiaire, la Tentiaire, représente à son apogée 700 agents encadrant 10 500 condamnés et 4 600 libérés dépendant de l'administration.

Allan Hughes, Le boulevard du crime, 1877 , musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer.

On doit à Allan Hugues, capitaine au long cours et photographe, les plus beaux clichés sur le bagne de Nouvelle-Calédonie. On voit ici le camp de l'île Nou, constitué de grandes cases bien alignées de part et d'autre d'une grande allée centrale baptisée ironiquement le Boulevard du crime. Il s'agit de dortoirs d'environ 20 mètres de longs dans lesquels sont entassés 80 forçats.

Léon Devambez, Le Diahot. Chez un concessionnaire, Archives nationales d'outre-mer (FRANOM 16 8FI 070 V042N038)
Les concessions

Lorsque la France annexe l'archipel en 1853, elle n'est peuplée que d'environ 40 000 Kanak. Il faut donc trouver des colons pour la mettre en valeur. Ainsi, le gouverneur Guillain accorde 300 hectares de terre à titre gratuit à tout nouvel arrivant. Une vingtaine de paysans bretons constitueront ce que l'on appellera « la phalange océanienne ». Mais le plus gros de l'effort de colonisation est mené pour et par l'Administration Pénitentiaire. Dans un souci de réussite, ils sont triés sur le volet, on choisit les « meilleurs éléments » (du moins les moins pires !) et l'objectif clairement avoué est d'obtenir le même succès que les Anglais en Australie. Les condamnés de 1ère classe peuvent, avant même d'être libérés, obtenir des concessions de terrains agricoles (ou des concessions urbaines). Toutefois les bagnards ne sont pas forcément des paysans. C'est pourquoi, dans l'optique d'une réhabilitation, l'Administration Pénitentiaire crée des centres agricoles de formation. Mais la première erreur va être de les garder dépendant de l'administration, tant pour leur approvisionnement que pour la vente de leurs produits, limitant ainsi tout esprit d'initiative. D'abord cantonnés à l'île Nou, les concessions agricoles se multiplient et s'agrandissent : Bourail, Ducos, Téremba (près de la rivière La Foa), Canala…

Allan Hugues, Campement des déportés, île des Pins, collection particulière.
Les déportés de la Commune de Paris

C'est à partir de 1871 que va vraiment s'opérer un grand changement dans la vie de la jeune colonie. Après la défaite de Sedan, Paris refuse d'abdiquer et de se soumettre. Pas question de cautionner l'armistice de Thiers. C'est l'insurrection ! Le conseil général de la Commune défend la capitale, encerclée par la garde nationale, représentante d'un pouvoir qui a battu en retraite à Versailles. Finalement, le 21 mars, les Versaillais commandés par le général Mac-Mahon entrent dans Paris. Ainsi commence la « semaine sanglante », porteuse de massacres civils et d'arrestations massives. A partir de mai 1871, 23 conseils de guerre jugent à la hâte, les coupables de cette insurrection. Le résultat de ce déchaînement de haine sera la condamnation de près de 25 000 insurgés, dont plus de la moitié à la déportation vers les colonies pénitentiaires d'outre-mer. A Nouméa, c'est l'affolement : où et comment va-t-on loger tout ces arrivants ? Une partie, les « criminels », va rejoindre l'île Nou. Pour les autres, la loi du 23 mars 1872 répartit le domaine. L'île des Pins absorbe la plus grande partie, les déportés simples, les autres, ceux qui ont été condamnés à la déportation en enceinte fortifiée, sont dirigés vers la presqu'île de Ducos. Le 3 mai 1872, la Danaë quitte la rade de l'île d'Aix avec à son bord les 250 premiers communards. 19 autres convois se succèdent sur une période de 6 ans apportant sur le territoire pénitentiaire 3 827 déportés, répartis pour 879 en enceinte fortifiée et 2 948 en déportation simple.

Marinette Delannée, Cimetière des déportés de la Commune, Ouro, île des pins.

Les déportés ne sont pas soumis au travail forcé. Certains parmi les intellectuels ou les artisans, trouvent un travail dans les entreprises ou commerces de Nouméa, les autres, équipés d'un lot d'outils de base, se voient attribuer des lopins de terre à défricher et cultiver. Un accord tacite semble être établi entre l'administration pénitentiaire et les déportés jusqu'à ce qu'une évasion particulièrement remarquée ne vienne tout remettre en cause. Le 22 mars 1874, Henri Rochefort et cinq autres camarades s'évadent de Ducos en embarquant sur une goélette australienne qu'ils ont rejointe à bord d'un canot. Franc-maçon, Rochefort a convaincu le commandant du navire, franc-maçon lui même, de les prendre à bord et de les emmener jusqu'aux côtes de Newcastle en Galles du Sud. Lorsque leur disparition est remarquée, l'affaire fait grand bruit. Pendant ce temps en France de nombreuses campagnes d'opinion œuvrent en vue de l'amnistie des communards. Républicains et radicaux s'opposent sur le sujet à l'Assemblée nationale pendant plusieurs années. La droite de Mac-Mahon résiste, mais la victoire de la gauche au Sénat en 1879, va accélérer les choses et finalement, l'amnistie plénière de tous les déportés est décidée le 12 juillet 1880. Il ne restait plus qu'à les rapatrier...

Charles Reutlinger, Henri Rochefort, Musée de l'histoire vivante, Montreuil.

Journaliste et homme politique, Henri de Rochefort (1831-1913) s’engage, à l’image de Victor Hugo, dans le combat contre l’Empire de Napoléon III. Ses engagements, ses choix politiques et ses écrits polémistes le mèneront à maintes reprises au cours de sa vie à l’exil ou en prison. Condamné à la déportation suite à ses implications sous la Commune. Il est interné au Fort Boyard, puis à la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, pendant un an. Sa notoriété lui vaut un régime de faveur, une chambre individuelle, où il écrit son roman Les Naufrageurs. Il quitte la France pour la Nouvelle-Calédonie durant l’été 1873. De retour en France, la carrière politique de Rochefort est houleuse, marquée par de nombreux points noirs. Il apporte entre autres son soutien au Général Boulanger ou se révèle antisémite lors de l’affaire Dreyfus. Son engagement maçonnique fut bref, puisqu’il fut initié le 17 novembre 1870 à la loge Les Amis de la Patrie à l’Orient de Paris, mais semble prendre ses distances avec l’ordre à son retour d’exil du bagne.

Eugène Appert, Louise Michel, Musée de l'histoire vivante, Montreuil.

Enseignante et militante anarchiste, Louise Michel (1830-1905) est condamnée pour sa participation à la Commune. Déportée en Nouvelle-Calédonie en 1873, elle y crée le journal Petites Affiches de la Nouvelle-Calédonie et édite Légendes et chansons de gestes canaques. Elle cherche à instruire les autochtones kanak et, contrairement à certains communards qui s’associent à leur répression, prend leur défense lors de leur révolte en 1878. En 1879, elle est autorisée à s’installer à Nouméa et à reprendre son métier d’enseignante, d’abord auprès des enfants de déportés, puis dans les écoles de filles. Elle revient en France en 1880 après 7 ans de déportation.

Pour en savoir plus, voir l'article de D. Donet-Vincent, Louise Michel, de la déportation à l'aventure

Marinette Delannée, Cimetière musulman de Nessadiou
L'arrivée des « Arabes » à Caledoun

Alors que s'écrivait dans le sang l'histoire de la Commune, en Algérie aussi se jouait un drame qui allait avoir des conséquences importantes sur l'histoire de la Nouvelle-Calédonie. Au cours de l'année 1870, la dépossession des terres ancestrales et le manque de respect pour les coutumes locales provoquent une réaction dans les tribus de Grande Kabylie. Ce sentiment d'injustice est renforcé par la promulgation du décret Crémieux accordant la nationalité française aux seuls juifs algériens. Ce faisant, les chefs des grandes familles s'unissent contre l’occupant et le 23 janvier 1871 éclate la grande insurrection kabyle. La réponse de la France est particulièrement sévère et répressive. Des dizaines de milliers d'hommes, en colonnes équipées d'artillerie, s'opposent aux mutins. Les combats sont farouches, des villages sont rasés ou incendiés. En janvier 1872, l'arrestation de El Mokrani met fin à l'insurrection.

Considérés comme révoltés politiques, les principaux instigateurs de l'insurrection sont condamnés à la déportation. Ils seront 121 condamnés politiques à être déportés vers l'île des Pins et Ducos. Mais en tout, c'est plus de 2 000 « Arabes » (1 822 transportés et 163 relégués) qui arriveront en Nouvelle-Calédonie, Caledoun en arabe. Pour ces derniers, c'est le délit ou le crime qui a été pris en compte et non sa motivation, les excluant ainsi de la classification de « politique ». Le principal de leur activité est pastoral et agricole. Ils sont rapidement à la tête de troupeaux de chèvres dont ils tirent lait et fromages qui sont revendus sur les différents marchés. Bien peu rentreront en Algérie, moins d'une vingtaine au total et encore ce sera pour y subir la dure loi de la liberté surveillée et de la limitation de leur rôle d'autorité traditionnel. Les autres resteront et finiront colons « libres ». Leurs descendants, principalement installés à Bourail, commune agricole où est implanté le cimetière musulman de Nessadiou, sont parfaitement intégrés depuis plusieurs générations, mais au fond d'eux-mêmes, ils n'ont rien oublié de leurs traditions.

Ataï, grand chef kanak de Komalé, Bibliothèque municipale de Toulon.
La révolte kanak

Spoliés de leurs terres, irrités par le saccage ou le mépris de leurs lieux sacrés, les Kanaks vont finir par se révolter contre « l'homme blanc ». Ce sera le 25 juin 1878. Ce jour là, une attaque soudaine des colons de la région de Téremba et de Boulouparis par des membres de plusieurs tribus, unifiées sous l'autorité du grand chef Ataï, fait une dizaine de morts et de nombreux blessés. C'est le début de la grande insurrection kanak. Des gendarmes sont massacrés, les maisons des Européens incendiées, les troupeaux abattus. Les colons découvrent la violence et l'insécurité. La peur gagne Nouméa où les récits des attaques indigènes armés de casse-têtes, ravivent les mythes ancestraux du « méchant sauvage » ... L'instant de stupeur passé, la répression est féroce. Les troupes de marine, appuyées des indigènes non ralliés à la cause kanak et des arabes transportés, pourchassent les rebelles. De leurs côtés les déportés de la Commune, un certain nombre du moins, les anarchistes dont Louise Michel, prennent position pour les insurgés, leur prodiguant conseils et encouragements. Le 1er septembre 1878, le chef Ataï périt dans une embuscade et la fragile unité entre les tribus du nord et du sud se désagrège rapidement. Sa tête coupée est exhibée comme un trophée ; la rébellion faiblit. Progressivement toutes les régions sont pacifiées et l'issue définitive du conflit est scellée à la chute de la forteresse kanak d'Adio, en décembre 1878. Les chiffres sont terribles : plus de 1 000 morts chez les insurgés et près de 200 chez les colons. Désormais les choses ne seront plus jamais pareilles entre les populations de la grande île.

La presqu'île de Kuto, siège de l'administration pénitentiaire sur l'île des Pins (1877), Archives territoriales de Nouvelle-Calédonie, Nouméa.
La relégation

Transportés et déportés, dans le jargon de l'Administration Pénitentiaire, cela correspond à différentes catégories de condamnés, les travaux forcés et les politiques. En 1885, une nouvelle catégorie vient compléter le dispositif : les relégués. Il s'agit en fait de la mise en place d'une loi particulièrement controversée qui traite de la récidive. De tout temps le récidiviste a correspondu à un casse-tête pour les pénalistes. Que faire d'un individu qui ne peut, ou ne veut, s'amender et rentrer dans le rang ? A l'époque des bagnes portuaires, la récidive était punie par la perpétuité. La IIIe République réinvente alors le bannissement : quiconque a commis un certain nombre de délits, même mineurs, dans un temps donné, est condamné à la peine de prison correspondant au dernier délit et à l'exil loin de la France. Aucune colonie, on s'en doute, ne voyait d'un bon œil l'arrivée de multirécidivistes, que seule une grâce pouvait renvoyer en métropole ! Si la Guyane, à Saint-Jean-du-Maroni, est le lieu principal désigné pour l'accueil des relégués, durant dix ans de 1887 à 1897, c'est près de 10 000 récidivistes (dont 457 femmes) qui viennent en Océanie, principalement dans la baie de Prony, à l’extrême sud, et dans l'île des Pins, désertée par les déportés. En 1894, la relégation (collective ou individuelle) est qualifiée de « robinet d'eau sale » par le gouverneur Paul Feillet, considérant que la métropole se débarrasse à bons frais des petits délinquants et vagabonds jugés incorrigibles. Cela crée pour les populations civiles un sentiment d'insécurité auquel se greffe l'épineux problème des libérés, livrés à eux-mêmes après leur départ du bagne et souvent obligés de voler pour survivre....

Léon Devambez, Mine de cuivre Pilou, Archives nationales d'outre-mer (FRANOM 16 8FI 076A V030N049)
Les « contrats de chair humaine » sur les mines

Du nord au sud, la Grande terre est un pays minier. Dès 1863, avant même l'installation du bagne, des aventuriers trouvent l'or dans le Nord. Mais d'autre minerais vont être plus largement exploités : le cuivre, le nickel, le cobalt, le chrome, le fer et le charbon. La société SLN (nickel) emploiera par contrats jusqu'à 2000 condamnés pour une redevance dérisoire de 22 sous par jour. Ces contrats dits de « chair humaine » ne cessent qu'au début du XXe siècle.

Charles Nething, Gardiens sous un banian, collection particulière

Les gardiens du bagne sont souvent insuffisants et surtout ils n'ont aucune formation les préparant à gérer une population difficile. Par décret du 22 avril 1854 « le nombre de surveillants est fixé au maximum à 5 pour 100 condamnés ». En 1878, on compte 311 gardiens pour 8 393 condamnés, et seulement 2 gardiens pour surveiller une corvée de 150 forçats. Une partie des surveillants participent à des trafics de toutes sortes et sont aidés dans cette tâche par des bagnards privilégiés. « L'effectif des gardes comprend des surveillants qui ne valent pas mieux que les surveillés », gouverneur Guillain, 1865

Charles Nething, La guillotine et le bourreau Macé (île Nou), collection particulière.

La première guillotine arrive à l'île Nou, en 1867. Jusque là, les condamnés à mort étaient fusillés. Le bourreau  Petit  œuvre jusqu'en 1874, date de son suicide. Deux guillotines encore appelées « bois de justice » fonctionnèrent en Nouvelle-Calédonie. A l'île Nou, « boulevard du crime », les autres condamnés étaient contraints d'assister, à genoux, au « spectacle ». A partir de 1882, un autre bourreau est resté célèbre. Il se nommait Macé, alias « Monsieur Nou ».

Nautile gravé, vitrine 8, Musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer.
« La camelote », moyen de survie

A partir de 1886, un nouveau décret autorise les condamnés à « confectionner, en dehors des heures réglementaires de travail, des ouvrages d'art, coquillages gravés, incrustations diverses.» Il faut dire que l'Art au bagne est une tradition qui vient du temps des galères et des bagnes portuaires. Partant du principe que toute forme d'oisiveté est dangereuse et incitative à la préparation d'évasion, les commissaires des chiourmes ont toujours favorisé la création artistique. A Nouméa, il y avait même une boutique, le bazar, où les œuvres des forçats pouvaient être achetées. Lors des expositions universelles à Paris en 1878 et 1889, de nombreuses œuvres du bagne sont exposées, pour témoigner des mérites de la colonisation pénale. Les coquillages, abondants dans ces eaux tropicales, vont être pris pour laisser apparaître la couche translucide et irisée, puis sculptés ou gravés, jusqu'à devenir de véritables œuvres d'art. Le « troca » permet la réalisation d'une pyramide finement décorées ou de bracelets. Le plus imposant est le « burgau » ou « turbo vert », dont les larges flancs arrondis sont poncés, puis fractionnés en divers médaillons, portant pour motif des portraits d'insulaires ou des villages kanak. Le principe de la « débrouille » est si bien installé que certains notables commandent la gravure de leur portrait sur ces coquillages, en particulier les valves d'huîtres perlières. Mais le plus prisé de ces supports est le nautile. Rivalisant d'ingéniosité, les anciens graveurs de plaque monétaires ou les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, en tirent de véritables chefs-d’œuvre à l'inspiration locale. On trouve également des objets en bois dans la lointaine colonie pénitentiaire, sur l'île des Pins en particulier. Et contre toute attente, ils ne sont pas réalisés dans le grand résineux colonnaire qui a donné son nom à l'île, mais dans du « kohu », arbre plus petit, de couleur rougeâtre et fort dur. Ce très beau bois d'ébénisterie entre dans la composition de multiples coffrets.

Émile Giffault. Pénitencier-dépôt (île de Nou), mine de plomb, Musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer.

Émile Giffault (1850-1895) est condamné en 1872 aux travaux forcés et transporté à l’île Nou pour « complicité d’incendie en fournissant les matières pour consommer le crime ».. Il a 22 ans. Après l’amnistie en 1880, il est rapatrié par La Creuse. Membre des associations des journalistes parisiens, il corrige les épreuves des Légendes et chants de gestes canaques de Louise Michel. Dessinateur géographe, collaborateur d’Élisée Reclus pour la Nouvelle Géographie. En 1891 il se voit décerner le prix Erhard par la Société de géographie.

Édouard Massard, Les trois types habitants l'île des Pins, dessin extrait de Léonce Rousset, Album de l'île des Pins, Archives territoriales de Nouvelle-Calédonie, Nouméa.
La fin du bagne

Agriculture florissante, industrie minière en pleine expansion, melting pot réussi, la Nouvelle-Calédonie semble en bonne voie pour réussir son pari en cette fin de XIXe siècle. Cependant, le bagne devient de plus en plus gênant et le Gouverneur Paul Feillet multiplie les démarches auprès du Ministre des colonies pour faire arrêter l'envoi de condamnés sur son sol. « Après 30 ans de colonisation pénitentiaire, la Nouvelle-Calédonie n'a pas encore de ponts, pas de jardins, pas de pépinières publiques, les places et les rues de Nouméa sont des cloaques, la ville n'a pas d'égouts, sa caserne d'infanterie laisse aller ses déchets sur la voie publique (...) et la colonie possède douze à quatorze mille travailleurs forcés ! », Léon Moncelon, 1896. Sur les 2 681 concessions qui ont été accordées, il y a eu 1 403 dépossessions, soit 52 % d'échecs. Ce qui sera le 75e et dernier convoi arrive en 1897. Au fil des ans les condamnés sont libérés. Les lieux dévolus à la relégation deviennent des bourgades libres et ceux affectés à la transportation accueillent l'ensemble des derniers condamnés, toutes catégories confondues (décret du 29 janvier 1913 désignant l'île Nou comme lieu de la relégation). Néanmoins, il faut encore attendre 1931 pour qu'un décret désaffecte définitivement l'île de son rôle de colonie pénitentiaire.

Marinette Delannée, Ruines du bagne, île des Pins.

Puis vient le temps de l'oubli. Des sites sont débaptisés (l’île Nou devient Nouville) et une grande partie sont laissés à l'abandon, livrés à la végétation. Si les témoins matériels tentent à disparaître, le bagne trouve un écho particulier dans la démographie calédonienne. En effet, « métisse ou non, la descendance des transportés constitue l'une des clés de la colonisation pénale et les efforts faits pendant des années pour en minimiser la portée montre bien qu'il s'agissait d'un domaine fondamental de la colonisation calédonienne » précise l'historien Louis-José Barbançon (in L'archipel des forçats, 2003, p. 11).
De cette histoire si chargée qui s'est achevée il y a près d'un siècle que reste-t-il aujourd'hui ? Quelles en sont les traces, les stigmates, sur le sol de ce territoire aux antipodes de la France ? C'est l'objet du reportage photographique de Marinette Delanné. L'image contemporaine dévoile un univers dont l'aspect inanimé et le rendu noir et blanc se voudrait intemporel mais souligne pourtant le caractère fragile de ce patrimoine oublié.